3

Des serpents et des épées

 

 

— Combien de temps cela fait-il ? demanda Dinin à Briza dans la langue des signes des drows. Depuis combien de jours sommes-nous dans ces tunnels à la recherche de notre renégat de frère ?

L’expression sur le visage de Dinin était sarcastique. Briza le fusilla du regard et ne répondit pas. Elle se sentait encore moins concernée que lui par cette tâche fastidieuse. Il n’y avait pas si longtemps encore elle était une haute prêtresse de Lolth et occupait le rang élevé de fille aînée de la Maison Do’Urden. Auparavant, jamais elle n’aurait été chargée d’une telle chasse. Mais, désormais, pour une raison inexpliquée, SiNafay Hun’ett l’avait reléguée à une position de moindre importance.

— Cinquante ? continua Dinin, sa colère augmentant à chaque mouvement de ses doigts. Soixante ? Combien de temps cela fait-il, ma sœur ? Depuis combien de temps SiNaf… Shi’nayne est-elle assise aux côtés de Matrone Malice ?

Briza saisit le fouet à têtes de serpent qui était accroché à sa ceinture et le fit tournoyer rageusement en direction de son frère. Dinin, réalisant qu’il avait été trop loin avec ses sarcasmes, dégaina son épée pour essayer d’esquiver le coup. Mais Briza fut plus rapide et réduisit à néant le pitoyable effort de parade de son frère. Trois des six têtes de serpent l’atteignirent à l’épaule et à la poitrine, et l’aîné des Do’Urden sentit une douleur froide envahir son corps, le laissant engourdi et sans défense. Son bras armé s’affaissa et il bascula en avant.

De sa poigne puissante, Briza l’attrapa à la gorge alors qu’il s’évanouissait, et le remit facilement sur pied. Puis, tout en s’assurant que les cinq autres membres de la troupe ne feraient aucun geste en faveur de Dinin, elle le plaqua violemment contre la paroi. La haute prêtresse s’appuyait de tout son poids sur son frère, une main fermement serrée autour de sa gorge.

— Un mâle avisé ferait davantage attention à ses gestes, gronda-t-elle à voix haute, et ce, alors que Matrone Malice avait formellement interdit que la troupe communique autrement que par la langue des signes une fois en dehors des limites de Menzoberranzan.

Il fallut à Dinin un certain temps pour prendre pleinement conscience de la fâcheuse situation dans laquelle il se trouvait. Tandis que l’engourdissement disparaissait peu à peu, à la main, Briza l’avait complètement immobilisé. Mais le plus perturbant était que sa sœur tenait encore son fouet-serpent. À la différence des autres fouets, cet instrument maléfique n’avait pas besoin de beaucoup d’espace pour être efficace. Les têtes de serpent pouvaient s’enrouler et frapper à une courte distance, telle une extension de la pensée de leur propriétaire.

— Matrone Malice ne se soucierait guère de ta mort, chuchota durement Briza. Ses fils n’ont jamais été qu’une source de problèmes pour elle !

Dinin jeta un regard, par-dessus l’épaule de sa sœur, aux soldats de la patrouille.

— Eux, des témoins ? ricana Briza en devinant ses pensées. Crois-tu vraiment qu’ils témoigneraient contre une haute prêtresse en faveur d’un simple mâle ?

Ses yeux s’étrécirent et elle approcha son visage de celui de son frère.

— Le cadavre d’un simple mâle ?

Elle relâcha brusquement Dinin qui tomba à genoux tout en essayant de reprendre son souffle.

— Venez, signa-t-elle au reste de la patrouille. Le plus jeune de mes frères n’est pas dans cette zone. Nous devons retourner à la cité pour nous ravitailler.

Dinin observait le dos de sa sœur tandis qu’elle s’apprêtait au départ. Il voulait plus que tout plonger son épée entre ses omoplates, mais il était trop intelligent pour s’y risquer ; Briza avait été une haute prêtresse de la Reine Araignée pendant plus de trois siècles, et elle avait conservé les faveurs de Lolth, contrairement à Matrone Malice ou au reste de la Maison Do’Urden. Et bien que la déesse maléfique ne la protège pas, elle restait une formidable ennemie, habile dans le maniement des sorts et de ce fouet cruel, toujours prêt à son côté.

— Ma sœur, appela-t-il.

Briza se retourna, surprise qu’il ose s’adresser à elle à voix haute.

— Accepte mes excuses, dit-il.

Il fit un geste pour que les autres soldats continuent à avancer, puis il reprit dans la langue des signes afin qu’ils ne puissent pas suivre sa conversation avec Briza.

— Je ne suis pas satisfait de l’arrivée de SiNafay Hun’ett dans la famille, expliqua-t-il.

Briza afficha l’un de ses sourires ambigus ; Dinin ne pouvait savoir si elle était d’accord ou si elle se moquait de lui.

— Remettrais-tu en cause les décisions de Matrone Malice ? demanda-t-elle.

— Non ! Matrone Malice fait toujours ce qui doit être fait dans l’intérêt de la Maison Do’Urden. Mais je ne fais pas confiance à cette Hun’ett. SiNafay a vu sa Maison réduite en cendres par le jugement du Conseil. Tous ses enfants chéris ainsi que la plupart de ses soldats ont été tués. Peut-elle vraiment être loyale à la Maison Do’Urden après avoir subi de telles pertes ?

— Mâle stupide, signa-t-elle en guise de réponse. Les prêtresses ne sont loyales qu’à Lolth. La Maison de SiNafay n’existe plus, donc SiNafay n’existe plus. Dorénavant, elle est Shi’nayne Do’Urden et, sur l’ordre de la Reine Araignée, elle assumera toutes les responsabilités qui vont avec son nouveau nom.

— Je ne lui fais pas confiance. Pas plus que je ne me réjouis de voir mes sœurs, de vraies Do’Urden, descendre dans la hiérarchie pour lui faire de la place. Shi’nayne aurait dû se trouver sous Maya, voire avec les soldats.

Bien que tout à fait d’accord avec lui, Briza grogna.

— Tu n’as pas à t’occuper du rang de Shi’nayne dans la famille. La Maison Do’Urden est plus puissante avec une nouvelle haute prêtresse en son sein. C’est la seule chose qui devrait importer à un mâle !

Dinin hocha la tête en signe d’assentiment et rengaina sagement son épée avant de se relever. Briza accrocha son fouet-serpent à sa ceinture tout en observant son frère du coin de l’œil.

Le fils aîné Do’Urden serait désormais plus prudent quand il se trouverait aux côtés de Briza, sa survie en dépendait. Il savait que Malice continuerait à les envoyer ensemble à la recherche de leur frère. Briza était la plus forte de ses filles et la plus à même de trouver et de capturer Drizzt ; lui était le plus fin connaisseur des tunnels allant au-delà de Menzoberranzan et de la Maison.

Il fit contre mauvaise fortune bon cœur et suivit sa sœur dans les tunnels qui les menaient à la cité. Un court repos, pas plus d’un jour, et ils seraient de nouveau en marche, à la recherche de ce frère insaisissable et dangereux que Dinin n’avait aucune envie de retrouver.

 

 

Guenhwyvar tourna brusquement la tête et s’immobilisa une patte en l’air, prête à bondir.

— Tu l’as entendu aussi, chuchota Drizzt en se rapprochant du flanc de la panthère. Viens, mon amie. Allons voir quel nouvel ennemi est entré dans notre domaine.

Ils avancèrent ensemble en silence dans des couloirs qu’ils connaissaient par cœur. L’écho d’un bruit stoppa brusquement Drizzt ; Guenhwyvar fit de même. Ce bruit était celui d’une botte et non d’un des monstres de l’Outreterre, il en était sûr. Il désigna un tas de gravats qui surplombait une large caverne à plusieurs niveaux, et la panthère l’y emmena. Ils bénéficiaient désormais d’un meilleur poste d’observation.

La patrouille drow n’apparut que quelques instants plus tard ; ils étaient sept mais trop éloignés pour que Drizzt puisse les reconnaître. Il était étonné de les avoir aussi facilement entendus ; il se souvenait du temps où lui aussi avait conduit ce genre de patrouille. Comme il s’était senti seul alors à la tête de plus d’une douzaine d’elfes noirs, ces derniers ne faisant pas un bruit et se fondant si facilement dans l’obscurité qu’ils échappaient même à son regard perçant.

Et pourtant, le chasseur qu’était devenu Drizzt, cet être primaire et instinctif, avait repéré ce groupe facilement.

 

 

Briza s’arrêta brusquement et ferma les yeux pour se concentrer sur les émanations de son sort de localisation.

— Que se passe-t-il ? demanda Dinin quand elle se retourna vers lui.

À voir son air surpris et surtout excité, il devina les pensées de sa sœur.

— Drizzt ? souffla-t-il à haute voix, incapable d’y croire.

— Silence ! répliqua Briza.

Elle regarda aux alentours et fit signe à la patrouille de la suivre dans l’obscurité, à l’ombre de la paroi de cette caverne immense et exposée.

Elle adressa un signe de tête à Dinin en guise de confirmation, confiante de l’issue favorable de leur mission.

— Es-tu sûre que c’est Drizzt ? demanda l’aîné.

Tout à son excitation, il avait du mal à faire des gestes précis qui traduisent correctement sa pensée.

— C’est peut-être juste un rôdeur…

— Nous savons que notre frère est vivant. S’il était mort, Matrone Malice aurait déjà retrouvé le soutien de Lolth. Et si Drizzt vit, on peut supposer qu’il possède encore l’objet !

 

 

La soudaine manœuvre de la patrouille prit Drizzt au dépourvu. Le groupe ne pouvait l’avoir repéré ; il était dissimulé par les rochers et il n’avait fait aucun bruit. Mais il était sûr que c’était de lui que le commando se cachait. Quelque chose ne collait pas dans cette rencontre fortuite. Les elfes noirs étaient rares si loin de Menzoberranzan. Peut-être que toutes ces années passées à survivre dans les régions sauvages de l’Outreterre l’avaient rendu paranoïaque, mais Drizzt ne pouvait pas croire que seule la chance avait mené ce groupe sur son territoire.

— Vas-y, Guenhwyvar. Va voir nos invités et reviens vers moi, chuchota-t-il au félin.

La panthère disparut d’un pas rapide dans les ombres entourant la grande caverne. Drizzt se tapit dans les gravats, tendit l’oreille et patienta.

Guenhwyvar revint à peine une minute plus tard, mais l’elfe eut l’impression que son absence avait duré une éternité.

— Est-ce que tu les as reconnus ? demanda-t-il.

L’animal gratta la pierre avec l’une de ses pattes.

— Des membres de notre ancienne patrouille ? hasarda-t-il à haute voix. Des soldats avec qui nous avons patrouillé ?

Guenhwyvar semblait hésitante et ne fit aucun mouvement.

— Des Hun’ett, alors, reprit Drizzt, pensant avoir résolu l’énigme.

La Maison Hun’ett était finalement venue venger la mort d’Alton et Masoj, les deux sorciers qui avaient péri en essayant de le tuer. Ou alors elle venait récupérer Guenhwyvar, l’artefact magique qui avait appartenu à Masoj.

Il prit un moment pour observer les réactions de la panthère, et il comprit que ses suppositions étaient fausses. Elle avait reculé d’un pas et semblait inquiète.

— Alors qui ? demanda-t-il.

Guenhwyvar se dressa sur ses pattes arrière, prit appui sur les épaules de l’elfe puis tapota, à l’aide d’une de ses pattes avant, la bourse-collier que Drizzt avait autour du cou. Ne comprenant pas, celui-ci la retira et en vida le contenu dans la paume d’une de ses mains. Il y avait quelques pièces d’or, une petite pierre précieuse et l’emblème de sa Maison, une pièce d’argent gravée avec les initiales de Daermon N’a’shezbaernon, la Maison Do’Urden. Drizzt comprit ce que la panthère voulait lui dire.

— Ma famille, chuchota-il sur un ton cassant.

Guenhwyvar recula et gratta la pierre frénétiquement.

Des centaines de souvenirs lui revinrent en mémoire, des bons et des mauvais, mais tous menaient à une seule conclusion : Matrone Malice n’avait ni pardonné ni oublié ce qui s’était passé lors de ce jour maudit où Drizzt les avait reniées, elle et la Reine Araignée. Connaissant les manières de Lolth, il se doutait que son départ avait laissé sa mère dans une position difficile.

Il plongea de nouveau son regard dans les ténèbres de la caverne.

— Viens, dit-il à la panthère.

Il se mit à courir dans les tunnels. Sa décision de quitter Menzoberranzan avait été douloureuse et confuse, et il n’avait aucune envie de retomber sur sa famille et de raviver ses doutes et ses peurs.

Lui et la panthère coururent plus d’une heure, passant par des passages secrets et empruntant les sections les plus tortueuses de cette zone de tunnels. Drizzt connaissait cette région par cœur et il était certain de pouvoir prendre une grande avance sur la patrouille sans trop d’efforts.

Mais quand il s’arrêta pour reprendre son souffle, il sentit – et un regard à Guenhwyvar confirma ses soupçons – que celle-ci était toujours sur sa piste ; quelle s’était même rapprochée.

Il savait qu’il était traqué par magie, il n’y avait pas d’autre explication.

— Mais comment ? demanda-t-il à la panthère. Je ne suis plus le drow qu’ils ont connu, ni en apparence ni en pensée. Que peuvent-ils détecter qui leur soit suffisamment familier pour les guider ?

Drizzt entreprit une rapide inspection de ce qu’il possédait. D’abord il observa ses armes ; ses cimeterres étaient d’origine magique, comme la plupart des armes de Menzoberranzan, mais ils n’avaient pas été forgés dans la Maison Do’Urden, et ne portaient par conséquent aucune de ses marques distinctives. Il se demanda alors si cela pouvait venir de sa cape ; chaque piwafwi, de par sa confection, portait la marque de la Maison dont son propriétaire était originaire. Mais le sien était tellement déchiré et usé que même un sort de localisation ne pourrait l’identifier comme appartenant à la Maison Do’Urden.

— Appartenant à la Maison Do’Urden, commenta-t-il à voix haute.

Il regarda la panthère ; il avait la réponse. Il retira de nouveau la bourse qu’il avait autour du cou et en sortit la pièce frappée de l’emblème de Daermon N’a’shezbaernon, Créé par magie, cet emblème était porteur d’un dweomer propre à sa Maison d’origine ; seul un noble Do’Urden pouvait en posséder un.

Drizzt réfléchit un moment, replaça la pièce d’argent dans la bourse et attacha celle-ci au cou de Guenhwyvar.

— Il est temps pour la proie de devenir le chasseur, dit-il au félin.

 

 

— Il sait qu’il est suivi, signa Dinin.

Briza ne répondit pas. Bien sûr que Drizzt savait qu’il était suivi ; il était évident qu’il essayait de s’échapper, mais elle n’en avait que faire. L’emblème qu’il portait était une véritable balise directionnelle ; il permettait à la prêtresse de le pister par le biais de sa pensée magique.

Néanmoins, elle marqua un temps d’arrêt lorsque le groupe atteignit un embranchement. Le signal venait de plus loin mais il n’y avait pas moyen de savoir de façon définitive de quel côté il provenait.

— À gauche, ordonna-t-elle à trois des soldats. À droite, fit-elle aux deux restants.

Elle retint son frère, lui indiquant qu’ils restaient tous deux en position pour servir éventuellement de renforts à l’un ou l’autre des groupes.

Au-dessus de la patrouille divisée, lévitant dans l’ombre des stalactites du plafond, Drizzt souriait de sa ruse. La patrouille avait peut-être pu suivre son rythme à lui, mais elle n’avait aucune chance de rattraper Guenhwyvar.

Son plan fonctionnait à la perfection ; il voulait juste mener la patrouille hors de son domaine et faire en sorte qu’elle se lasse de sa recherche vaine. Mais, alors qu’il flottait au-dessus de son frère et de sa sœur aînée, il s’aperçut qu’il aspirait à autre chose. Il laissa un long moment s’écouler. Certain désormais que les soldats se trouvaient à bonne distance, il dégaina ses cimeterres. Après tout, une rencontre avec les siens pouvait être une bonne chose.

— Il s’éloigne encore, à grande vitesse, dit Briza à Dinin.

Elle pouvait désormais parler à voix haute car elle était certaine de l’éloignement de son frère renégat.

— Drizzt a toujours été un expert de l’Outreterre, il sera difficile à attraper, répondit Dinin.

— Il sera fatigué bien avant que mon sort s’épuise, dit Briza en ricanant, et nous le trouverons mort de fatigue dans un cul-de-basse-fosse.

Mais en une seconde l’impudence de Briza céda la place à une profonde stupéfaction au moment où une silhouette sombre se laissa tomber entre elle et Dinin.

Ce dernier ne réalisa même pas ce qui se passait. Il aperçut Drizzt l’espace d’une demi-seconde avant d’être frappé par le pommeau d’un des cimeterres. Il perdit connaissance, si bien qu’il ne sentit même pas sa tête heurter la pierre lisse lorsqu’il s’effondra sur le sol.

Une de ses mains occupée à neutraliser Dinin, Drizzt plaça la pointe du cimeterre qu’il tenait dans l’autre sur la gorge de Briza pour l’obliger à se rendre. Celle-ci ne fut pas aussi surprise que son frère. La main sur son fouet, elle esquiva l’attaque et six serpents se déployèrent dans l’air, cherchant une brèche.

Drizzt pivota pour faire face à sa sœur en exécutant des moulinets avec ses cimeterres afin de garder les vipères à distance. Il se souvenait que leur morsure était redoutable. Comme tout mâle drow, il y avait goûté à de nombreuses reprises dans son enfance.

— Frère Drizzt, dit-elle à voix haute. (Elle espérait que les soldats l’entendraient et reviendraient à ses côtés.) Baisse tes armes, nos retrouvailles ne doivent pas nécessairement se dérouler ainsi.

Le son de ces mots familiers, des mots drows, bouleversait Drizzt. Comme il était bon de les entendre de nouveau, de se souvenir qu’il était plus qu’un chasseur solitaire, que sa vie ne s’était pas toujours résumée à survivre.

— Baisse tes armes, insista-t-elle.

— Pour… pourquoi êtes-vous là ? bégaya-t-il.

— Pour toi, bien sûr, répondit-elle très gentiment. La guerre avec la Maison Hun’ett est enfin terminée. Il est temps pour toi de rentrer à la maison.

Une partie de Drizzt voulait la croire et oublier les événements qui l’avaient obligé à quitter la cité où il était né. Une partie de lui voulait lâcher ses cimeterres et retrouver la sécurité – et la communauté – de sa vie d’avant, et le sourire de Briza était si engageant.

Elle perçut son trouble.

— Reviens à la maison, cher Drizzt, souffla-t-elle. (Ses paroles étaient porteuses d’un sort mineur.) Nous avons besoin de toi, tu es le nouveau maître d’armes de la Maison Do’Urden.

Le soudain changement d’expression de Drizzt lui fit comprendre son erreur. Zaknafein, l’ancien maître d’armes, avait été son mentor et son ami le plus proche. Il ne pouvait avoir oublié qu’il avait été sacrifié à la Reine Araignée.

En effet, Drizzt se souvenait à présent très clairement des drames de son ancienne vie, de cette sauvagerie qui était si contraire à ses principes.

— Vous n’auriez pas dû venir, dit-il dans un grognement. Partez et ne revenez plus jamais !

— Cher frère, répondit-elle.

Plus par souci de gagner du temps que pour rattraper son erreur évidente, elle restait immobile, son expression figée dans un de ses sourires indéchiffrables.

Drizzt observa sa sœur. La prêtresse n’émettait aucun son, mais il vit que ses lèvres bougeaient derrière son sourire figé.

Elle lui jetait un sort !

Briza avait toujours excellé dans ce genre de stratagèmes.

— Retourne chez toi ! cria-t-il.

Il attaqua.

Briza esquiva facilement le coup, car il n’était pas destiné à l’atteindre mais à interrompre le sort qu’elle était en train de lui jeter.

— Je te maudis, renégat ! cracha-t-elle.

Sa gentillesse avait disparu.

— Baisse tes armes ou prépare-toi à mourir !

Son fouet-serpent redevint menaçant.

Drizzt se mit en position. Une lueur brûlait dans ses yeux lavande, le chasseur en lui prenait le contrôle, prêt à relever le défi.

Briza hésita, déconcertée par la férocité soudaine dont faisait preuve son frère. Ce n’était plus un drow ordinaire qu’elle avait devant elle. C’était beaucoup plus que cela, quelque chose d’encore plus impressionnant.

Mais elle était une haute prêtresse de Lolth, l’une des positions la plus élevée dans la hiérarchie drow. Elle n’allait pas se laisser effrayer par un simple mâle.

— Rends-toi ! lui ordonna-t-elle.

Drizzt n’était plus en mesure de comprendre ces paroles ; ce n’était plus lui mais le chasseur qui se tenait devant Briza. Le guerrier primaire et sauvage que le souvenir de Zaknafein avait fait resurgir était sourd aux mots et aux mensonges.

Le bras de Briza se leva et les six têtes de vipère de son fouet s’élancèrent, chacune cherchant le meilleur angle d’attaque.

Les cimeterres du chasseur répliquèrent par des mouvements rapides comme l’éclair. Briza ne pouvait suivre la cadence ; son attaque terminée, elle comprit qu’aucune des têtes de son fouet n’avait atteint sa cible, et que seulement cinq d’entre elles étaient encore intactes.

Prise d’une rage semblable à celle de son adversaire, elle chargea malgré son arme endommagée. Serpents, cimeterres, bras et jambes s’entrechoquaient dans un ballet mortel.

Une des vipères mordit le chasseur au mollet. Celui-ci ressentit une douleur fulgurante, suivie d’une sensation de froid qui se répandit dans ses veines. D’un coup de cimeterre, il mit fin à l’attaque d’une autre tête de serpent en la fendant en deux, juste entre les crochets.

Une troisième tête atteignit le chasseur. Une autre roula sur le sol.

Les adversaires s’écartèrent l’un de l’autre afin de prendre la mesure de l’adversaire. Briza haletait après ces quelques minutes d’assaut furieux tandis que la poitrine du chasseur se soulevait à un rythme régulier. En revanche, elle n’avait pas été touchée alors que Drizzt l’avait été deux fois.

Cela faisait longtemps qu’il avait appris à ignorer la douleur. Il était prêt à continuer et Briza, dont le fouet n’avait plus que trois têtes, fonçait aveuglément sur lui.

Elle hésita l’espace d’une demi-seconde quand elle remarqua que Dinin, toujours prostré au sol, semblait reprendre ses esprits. Peut-être son frère pourrait-il lui venir en aide…

Dinin se tortilla et essaya de se redresser mais il n’eut pas la force de se soulever.

— Maudit sois-tu ! grogna Briza.

Était-ce adressé à Dinin ou à Drizzt ? La réponse importait peu. Invoquant le pouvoir de sa Reine Araignée, la haute prêtresse de Lolth frappa de toutes ses forces.

Le chasseur décapita les trois têtes de serpent d’un seul croisement de ses sabres.

— Maudit sois-tu ! s’écria-t-elle de nouveau, s’adressant cette fois seulement à Drizzt.

Elle se saisit de la masse accrochée à sa ceinture et porta un coup violent à la tête de son frère rebelle.

Les cimeterres croisés bloquèrent la masse bien avant que celle-ci atteigne sa cible, et le chasseur frappa Briza au visage à trois reprises avec son pied.

Elle tituba en arrière ; du sang coulait de ses yeux et de son nez. Elle devinait la silhouette de son frère en dépit du sang qui lui brouillait la vue. Sa masse à la main, elle tenta un dernier assaut désespéré.

Le chasseur para l’attaque avec un cimeterre, le tranchant de la lame tourné vers l’extérieur. Au moment où les deux armes s’entrechoquèrent, Briza poussa un hurlement terrible et lâcha la sienne.

La masse tomba à terre ainsi que deux doigts de la prêtresse.

Dinin avait fini par se relever et se tenait derrière Drizzt, son épée à la main. Briza, rassemblant ses dernières forces, ne quittait pas son frère ennemi du regard dans l’espoir de retenir son attention. Si seulement elle pouvait le distraire suffisamment longtemps…

Le chasseur sentit le danger et se retourna.

La seule chose que Dinin vit dans les yeux lavande de son frère fut le reflet de sa propre mort. Il jeta sa lame par terre et croisa ses bras sur sa poitrine en signe de soumission.

Le chasseur grommela un ordre, difficilement intelligible, mais Dinin ne le comprit que trop bien, et il détala aussi vite que ses jambes le lui permettaient.

Briza voulut en faire autant mais fut stoppée net par la lame d’un cimeterre appuyée sur sa gorge, qui l’obligeait à renverser sa tête en arrière de sorte qu’elle ne voyait plus que les pierres sombres du plafond.

La douleur irradiait dans les membres du chasseur, et c’était cette garce, avec son fouet maléfique, qui la lui avait infligée. Il était décidé à le lui faire payer. Elle était sur son territoire !

La prêtresse faisait une dernière prière à Lolth quand elle sentit la lame aiguisée entailler sa chair. Un voile noir passa devant ses yeux, et l’instant d’après elle était libre. Elle regarda par terre et vit Drizzt cloué au sol par une imposante panthère noire. Sans se poser de questions, elle prit la fuite dans les tunnels.

Le chasseur se libéra des pattes de Guenhwyvar et se remit sur pied.

— Attrape-la ! Tue-la ! cria-t-il.

Guenhwyvar répondit à l’injonction en s’asseyant, tout en bâillant à s’en décrocher la mâchoire. D’un mouvement paresseux, elle coupa la cordelette qui retenait la bourse autour de son cou et celle-ci tomba à terre.

Le chasseur se consumait de rage.

— Qu’est-ce que tu fais ? hurla-t-il en ramassant la bourse.

La panthère était-elle passée à l’ennemi ? Drizzt recula d’un pas, hésitant à brandir ses cimeterres entre lui et l’animal. Guenhwyvar ne faisait aucun mouvement, et se contentait de le regarder.

Un moment plus tard, le cliquetis d’une arbalète fit comprendre à Drizzt l’absurdité de son raisonnement. Le carreau l’aurait sûrement atteint si la panthère n’avait pas bondi pour l’intercepter. Le poison drow n’avait aucun effet sur les êtres magiques comme elle.

Cinq soldats drows firent leur apparition : trois d’entre eux se tenaient sur l’un des côtés de l’embranchement, et les deux restants sur l’autre. Toute velléité de revanche l’ayant abandonné, Drizzt s’élança au côté de Guenhwyvar le long des tunnels tortueux. Privés des instructions et de la magie de la haute prêtresse, les soldats n’essayèrent même pas de les poursuivre.

Après un long moment, l’elfe et la panthère s’arrêtèrent sur un chemin de traverse et tendirent l’oreille, cherchant à déterminer s’ils étaient poursuivis.

— Viens, ordonna Drizzt.

Il se remit en route, certain que la menace de Dinin et Briza avait été repoussée avec succès.

Guenhwyvar se laissa tomber en position assise.

Drizzt dévisagea la panthère.

— Je t’ai demandé de venir, grogna-t-il.

Celle-ci darda son regard sur lui, un regard qui l’emplissait de culpabilité, puis elle se leva et marcha doucement vers son maître.

Drizzt fit un signe de tête approbateur, pensant que la panthère se décidait enfin à lui obéir. Il allait se mettre en route lorsqu’elle commença à dessiner des cercles autour de lui, l’empêchant d’avancer. Guenhwyvar continuait son mouvement circulaire, disparaissant progressivement dans une brume sombre. Le message était clair.

— Qu’es-tu en train de faire ? demanda l’elfe.

Mais la panthère ne ralentit pas.

— Je ne t’ai pas renvoyée ! hurla-t-il alors que la forme corporelle de l’animal disparaissait. Tournant frénétiquement sur lui-même, il tentait désespérément de la retenir.

— Je ne t’ai pas renvoyée ! répéta-t-il, anéanti.

Mais Guenhwyvar n’était plus là.

Drizzt entreprit seul la longue marche qui le ramenait à son abri. La dernière image de Guenhwyvar ne le quittait pas, les grands yeux du félin le poursuivaient. Sans doute possible, la panthère l’avait jugé. Dans sa rage meurtrière, il avait failli tuer sa sœur ; il l’aurait fait si l’animal n’avait pas bondi sur lui.

Il arriva enfin à son refuge et se traîna jusqu’à la cavité rectangulaire qui lui servait de chambre.

La pensée de ce qu’il avait fait l’obsédait. Dix ans plus tôt, il avait supprimé Masoj Hun’ett et avait fait le vœu de ne jamais plus tuer un autre drow. Pour lui, cette promesse était au cœur de ses principes, ceux-là mêmes pour lesquels il avait déjà renoncé à tant de choses.

Il aurait sûrement trahi son engagement si Guenhwyvar n’était pas intervenue. En fin de compte, valait-il vraiment mieux que ces elfes noirs qu’il avait laissés derrière lui ?

Drizzt était sorti vainqueur de la rencontre avec ses semblables et il savait qu’il pourrait continuer à se cacher de Briza – ou de tout autre ennemi que Matrone Malice enverrait à ses trousses. Mais, seul dans sa petite grotte, il comprit une chose qui le bouleversa profondément.

Il ne pouvait se cacher de lui-même.

Terre d'Exil
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